Year
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Biodiversity Garden
Bird Garden
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Testimonial
Mon jardin, il n’apparaît pas facilement aux yeux habitués aux conventions. Parfois, devant lui, on me demande : « où il est, ton jardin? » Pas de terre à nu, pas de lignes. Des forêts de pissenlits et une ribambelle d’amies sauvages qui s’invitent en souriant parmi les quelque 115 espèces implantées.
De fait, je considère que ce jardin n’a pas vraiment d’entrée ni de sortie. Le sauvage et le cultivé s’y chevauchent et tout ce qui l’entoure contribue à le relier à la friche en contre-bas, où un verger prend forme, et à la forêt, qui commence quelques mètres plus haut ; framboisier, sureau rouge, cornouiller veillent à transmettre les messages. Les saules et le sorbier jouent certainement les passeurs aussi. Même le chicot a un rôle d’importance, ce vestige d’un tilleul dont les fleurs vibraient d’insectes il y a encore 3 ans. Pendant que ses racines mortes se dégradent dans le sol, ses branches, en surplomb du jardin, constituent un perchoir de prédilection pour la gent ailée.
Le colibri, sûr de lui, choisit toujours le plus haut rameau. Les bruants et les jaseurs viennent y délibérer, échappant, au passage, des réflexions fertiles. Mais laissez-moi vous en parler un peu dans l’ordre.
***
Mars. On ne peut pas encore dire que c’est le printemps, non. Pourtant, le bal des oiseaux a repris. Les mésanges, les pics et la sitelle ont été assidus à la mangeoire tout l’hiver. Les chardonnerets aussi ont voleté tout autour, mais ils préfèrent les graines de bardane, dont les squelettes se tiennent encore fièrement à travers la neige. Maintenant se joignent à eux les juncos et les bruants. Ils picorent sur le tapis blanc des graines à peine visibles. Il y en a beaucoup, car en été, nous prenons soin de ne tondre que les passages autour de la maison. Tout le reste peut fleurir et grainer généreusement : plantain, léontodon, salsifis, vesce, trèfles, mil, chénopode, verge d’or, eupatoire et combien d’autres! Pas de bain ni d’abreuvoir pour eux, car le chat y verrait une trop belle opportunité. Mais à quelque 150 mètres, dans le boisé, nous avons aménagé un ruisselet avec des pierres où les oiseaux peuvent s’ébrouer dans l’intimité.
Avril. Le sol paraît enfin. Sur le jardin, on voit les ruines de tunnels des petites souris des champs. La marmotte amaigrie par le long hiver vient faire son premier repas : des pois germés dont nous avons mangé les pousses et qui ont abouti au compost – ici, le compostage est fait sur le modèle de la nature, en surface du sol. Ces germinations surprises lui permettent de reprendre des forces d’ici à ce que le paysage reverdisse.
Les marmottes n’ont jamais été un problème dans mon potager. Elles trouvent toutes les plantes sauvages nutritives dont elles ont besoin aux alentours. Chez le voisinage, en revanche, là où tout est tondu rigoureusement, c’est la guerre entre les humains et les marmottes. Et ce sont ces dernières qui y perdent le plus.
Je rêve d’un monde qui, partout, serait un jardin cocréé par tous les êtres qui y vivraient. « Où est-il ce jardin où nous aurions pu naître? » chantait Georges Moustaki. J’ai participé au programme Mon jardin pour la vie pour montrer que mon rêve est possible.
En mai, parfois en avril, le tussilage part le tableau des floraisons avec les érables rouges, les aulnes et les saules des alentours. Les bourdons paraissent le même jour. Pissenlits, lilas, myosotis viennent ensuite bien vite. L’ortie, les égopodes et la livèche nous offrent enfin des feuilles vertes, rayonnantes de vie. Le goutte-à-goutte des rayons ajoutés au jour fait revenir les oignons vivaces, l’échalote de Sainte-Anne, le cerfeuil musqué, et même le kale et le persil, qui entament leur deuxième année.
Une multitude de plantes sauvages s’ajoutent à nos salades : barbarée, salsifis, marguerite, petite oseille, stellaire, achillée, gaillet… Quelle vigueur dans ces plantes! Même si le gel risque de sévir encore jusqu’aux environs du solstice, elles se déploient dans une luxuriance de jungle. Quant aux plants semés à l’intérieur, ils devront attendre encore plusieurs semaines pour plonger enfin leurs racines frileuses dans le sol rempli d’activités.
Juin. Cette année, la bourrache s’est ressemée en abondance. Ce n’est pas fréquent dans ce jardin systématiquement paillé. Même des plantes qu’on considère envahissantes, comme le chénopode ou l’alliaire, peinent à s’établir. Je n’ai pas pu résister à laisser croître cette grande poilue aux fleurs surréelles. J’ai remarqué l’année dernière que les bourdons en étaient fous ainsi que les colibris. Elle avait même attiré… des abeilles domestiques, qui ont sans doute volé des kilomètres pour venir jusqu’ici. Cette année, je vois plutôt des abeilles sauvages. Les bourdons, eux, ont envoyé leurs délégations dès la première fleur, ainsi que les syrphes de toutes les tailles. Ils n’ont pas tardé à découvrir ensuite la phacélie, la bétoine, le cardère, le cirse maraîcher, la scutellaire, l’échinacée – nouveautés de cette année – et reconnu le lierre terrestre, l’agastache, la cataire, la mélisse, la monarde, le chardon-marie, la guimauve, le thym serpolet, la calendule sans oublier le trèfle blanc, qui jonche vaillamment nos sentiers. Ce qui oblige à marcher lentement, d’un pied attentif à un pied contemplatif – sinon, gare à la piqûre!
Mais je vais trop vite. Avant toutes ces floraisons, il y a eu le temps des plantations. Que j’aime ouvrir le paillis et observer les insectes aux formes étranges qui l’ont pris pour maison! J’imagine à peine la quantité d’êtres invisibles à l’œil nu. Parmi les organismes du mystère-terre, les champignons ont un statut un peu particulier. Je n’ai pu identifier tous ceux qui se sont manifestés jusqu’à maintenant : strophaire bleu, coprin micacé… Ils sont venus contribuer à l’œuvre spontanément. Le strophaire rouge vin et le pleurote de l’orme, eux, ont été introduits par nos soins et nous les surveillons avec presque autant d’assiduité que le font les limaces.
Sacrées limaces! Même si elles dévorent nombre de mes plants et presque toutes mes tentatives de semis direct, je sais que leur rôle est essentiel. D’année en année, ces petits digesteurs ambulants enrichissent le sol, contrôlent des champignons pathogènes et, ma foi, font de moins en moins de dommage dans les végétaux que j’implante.
Pour en revenir à la plantation, donc, voilà à peu près le seul moment où il me faut creuser le sol. Cela me coûte. Inévitablement, des vers de terre succombent sous le coup de la truelle. La terre n’est pas très propice pour un jardin à cet endroit : caillouteuse, compactée, peu profonde. Mais il était essentiel de démarrer l’espace pour la vie au plus près de notre lieu de vie! Or, très vite, en déposant de la matière organique, les vers, entre autres, sont venus en grand nombre. À leur rythme, ils « labourent » et permettent à mes plantes de s’enraciner de mieux en mieux.
Les annuelles sont réparties autour des bisannuelles et de la soixantaine de vivaces herbacées et buissonnantes : raiponce fausse-campanule, pastel des teinturiers, angélique, vipérine, leuzea carthame, apios, épinard du Caucase, topinambour, aunée, grande camomille, lavande, indigo, lupin, comptonie voyageuse, olivier de Bohême, rosier, groseiller, amélanchier, vigne à raisins, caragana, amandier de Russie, ronce odorante, cerisier nain et j’en passe. À travers tout cela, il ne manque pas de cachettes pour les crapauds et les couleuvres.
Fin août déjà. Les nuits sont fraîches. La rosée s’attarde de plus en plus longuement sur les feuilles entremêlées. Les geais bleus clament leur droit de propriété sur les glands des deux chênes rouges après avoir dûment savouré les bleuets cultivés. Les mésanges, elles, veilleront à récolter personnellement les graines des tournesols géants. Mais l’écureuil roux est aussi chez lui, il milite malicieusement pour le partage de l’abondance.
De mon côté, c’est pieds nus que je vais au jardin, car il ne faut rien écraser dans l’enchevêtrement des légumes et des simples. Je m’occupe des tomates. Je mélange les herbes qui ont produit le plus dans des pestos qui verdiront les repas hivernaux. Chaque année, mon jardin me surprend. Chaque année, il y a des efforts qui ne portent pas les fruits espérés, alors que certaines plantes fourniront des réserves jusqu’à la prochaine saison. Avec le temps, j’apprends à lui faire confiance. Remercier pour ce qui vient et reconnaître que si tout ne fonctionne pas comme je le voudrais, c’est peut-être aussi bien comme ça, voilà ce que veut dire pour moi « jardiner pour la vie »... et cocréer avec les êtres qui m’accompagnent.